Les sources du bien sont plus mystérieuses que celles du mal

« Nous sommes là, explique-t-il, chez les Chamites, une race inférieure à celle des Sémites, des créatures laides, caractérisées par “des chevelures crépues, des nez odieusement camards, des lèvres en gueule d’esturgeon, une odeur de beurre rance” [E. Picard, En Congolie, Larcier, Bruxelles, 1896, p.76]. Il faut, déclare notre ethnologue, renoncer aux rêves ingénus d’une unification de ces Chamites et des Aryens, non seulement dans une égalité corporelle par le métissage, mais aussi dans une égalité psychique par l’éducation. L’irréductible différence des races rend un tel dessin impossible. Le Noir, précise-t-il, est imitateur comme le singe ; cette dextérité peut faire naître l’illusion d’une assimilation possible, mais un abîme infranchissable séparera toujours l’imitateur du créateur. Le Nègre peut tout au plus espérer devenir “le collaborateur subalterne du Blanc” et accomplir correctement quelques besognes subalternes. »

Foulek Ringelheim, Un jurisconsulte de Race : Edmond Picard, Larcier, 1999, p. 77 (coll. Petites fugues)

Ce qui suit m’est indirectement inspiré par la lecture d’un livre, Dolly, récit de la vie du résistant communiste juif Jacques Günzig, déporté depuis Anvers à Mauthausen où il mourut en 1942. J’y reviendrai dans un autre texte. Ce récit m’a replongé dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

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Edmond Picard (Bruxelles 1836-Dave 1924) est un brillant juriste belge. Il a fondé deux revues dont l’une, le Journal des Tribunaux, est toujours une référence. Il fut par ailleurs romancier, journaliste et animateur de cercles artistiques qui ont fait date. Bourgeois établi mais socialiste de la première heure, engagé au sein du Parti ouvrier belge (dont il sera l’un des premiers sénateurs), il s’est battu pour le suffrage universel (masculin…) et a dénoncé les tortures infligées aux populations congolaises par le régime de Léopold II.

Picard tenait salon dans sa maison bourgeoise érigée au croisement de l’avenue Louise et de l’avenue de la Toison d’Or (n°56, aujourd’hui détruite), dans le nouveau faubourg développé aux abords des grands boulevards qui remplacèrent la seconde enceinte de Bruxelles, démantelée, puis aménagée en promenade arborée dans les années 1850.

Les familiers de la maison sont Eugène Demolder, Jules Destrée, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck, Constantin Meunier, Georges Rodenbach, Émile Verhaeren… ; ses visiteurs occasionnels : Odilon Redon, Henri de Toulouse-Lautrec, Vincent Van Gogh, Paul Verlaine…

Nombres d’hommages lui ont été rendus au moment de sa mort.

Une rue porte son nom, à cheval sur les communes d’Ixelles et Uccle. Honorant sa carrière de juriste, brillant et arrogant, son buste se trouve au Palais de justice de Bruxelles.

Edmond Picard était aussi ouvertement raciste et antisémite. Il a produit des écrits vantant la supériorité de la race aryenne. Selon sa vision nationaliste, le génie belge procède de la fusion des psychologies germanique et latine.

Il y aurait beaucoup à écrire sur les liens paradoxaux qu’un certain socialisme entreti(e)nt avec l’antisémitisme et le colonialisme.

Dans son livre cité en exergue, Foulek Ringelheim a compilé, pour les dénoncer, une série d’atrocités écrites par Picard.

La publication de ce livre avait été précédée d’une série de conférences données par son auteur. L’une d’elle s’est tenue au Palais de justice, en février 1994.

L’avocat bruxellois Michel Graindorge (Namur 1939-Uccle 2015) y assistait. Vous avez peut-être vu l’émouvant spectacle que sa fille, Catherine, avait consacré à la mémoire de son père…

Excédé par ce qu’il y avait appris, il s’était précipité sur le buste de Picard pour le renverser, dans un geste politique, et avait été condamné de ce fait. Ébréchée, la statue retrouvera sa place quelques années plus tard.

C’est l’éternelle question du traitement de l’héritage mémoriel contenu dans l’espace public.

Il y a quelques jours, les bourgmestres d’Ixelles et Uccle ont communiqué leur souhait de débaptiser la rue Picard pour lui donner le nom d’Andrée Geulen (Schaerbeek 1921-Ixelles 2022).

À l’opposée du spectre politique, Andrée Geulen, comme Jacques Günzig, est une figure de la résistance belge. Jeune institutrice de 21 ans, elle s’est engagée dans un réseau, le Comité de défense des Juifs, et a contribué à cacher des centaines d’enfants promis à l’extermination par les nazis et leurs collaborateurs. Son témoignage d’une simplicité désarmante se trouve en suivant ce lien.

La mémoire de Picard est, hélas, mieux connue que celle d’Andrée Geulen.

D’une certaine manière, notre spectacle constituera aussi une œuvre de mémoire. Je tâcherai d’être attentif à évoquer des figures ou des initiatives positives ayant émané de la société civile pour en nourrir notre imaginaire commun.

Renaud

Un lundi sur deux, Renaud Van Camp publie ici un texte original en lien direct ou indirect avec le travail en cours sur le spectacle Maria et les oiseaux (histoires de Belgique) (création 24-25).