L’histoire, cette chose toujours nouvelle et qui n’a pas changé ?

« Durant tout le cours de la guerre, les belligérants ont mis particulièrement deux sciences en réquisition : l’histoire et la chimie. Celle-ci leur a fourni des explosifs et des gaz ; celle-là, des prétextes, des justifications ou des excuses. Mais leur sort a été bien différent. La nécessité imposée à la chimie ne contrariant point sa nature, elle a pu, tout en servant les armées, faire de précieuses découvertes. L’histoire, au contraire, en se jetant dans l’arène y a perdu trop souvent ce en quoi consiste son essence même : la critique et l’impartialité. Il lui est arrivé de se laisser emporter par la passion, de défendre des thèses, de ne plus se soucier de comprendre et de se subordonner aux militaires et aux politiques »

Henri Pirenne, « De la méthode comparative en histoire », discours prononcé à la séance d’ouverture du Ve congrès international des sciences historiques, le 9 avril 1923

 

Mes deux grandes culpabilités d’étudiant en histoire étaient de ne pas maîtriser le néerlandais, l’allemand et le latin (un comble pour un aspirant médiéviste) et ne pas avoir lu L’histoire de Belgique d’Henri Pirenne (Vervier 1862-Uccle 1935). Je n’en suis pas tout à fait revenu.

 

Pirenne, c’est daté, très imparfait, situé, mais on n’a rien fait de mieux depuis, proclamait mon directeur de mémoire, pourtant très en phase avec son temps.

 

Le nom d’Henri Pirenne a été évoqué dans le texte de la lettre 1. Je l’y classais parmi les historiens du roman national. C’est effectivement le cas. Il serait par exemple inconcevable, pour un historien d’aujourd’hui, de faire remonter, comme il l’a fait, l’idée de civilisation belge au plus lointain Moyen-Âge. Qu’est-ce, d’ailleurs, qu’une civilisation, commencerait-il par se demander.

 

Et pourtant…

 

Outre ce monument, Pirenne a fait date pour l’esprit du discours dont est extraite notre épigraphe et qui traduit ses aspirations, déjà présentes dans son Histoire de Belgique.

 

Il y prône l’ouverture de la discipline historique aux sciences sociales, en pleine efflorescence en ce début de XXe siècle. Il y défend la méthode comparative et l’histoire universelle.

 

À défaut d’un petit dessin, voici un autre extrait de ce fameux discours :

« Serait-il irrévérencieux de dire qu’il arrive trop souvent à l’historien de se conduire à l’égard de sa nation comme l’architecte à l’égard de ses clients ? Il cherche avant tout à lui fournir une histoire conforme à ses goûts et à ses mœurs, bref, une histoire habitable. Mais l’histoire, en tant du moins qu’elle revendique le nom de science, ne s’applique pas à la pratique, elle ne s’applique qu’à la vérité. Et comment est-il possible de découvrir la vérité, si ce n’est en tournant ses regards vers elle ?

Il n’y a de science que du général, et pour comprendre l’histoire d’un peuple, il faut donc non seulement le situer à la place qu’il occupe dans l’ensemble des autres peuples, mais encore ne jamais perdre de vue ceux-ci durant qu’on l’étudie. C’est là le seul moyen d’échapper aux mirages de l’imagination, aux illusions de la sensibilité, aux entraînements du patriotisme.»

 

Pirenne marque les esprits au point de bientôt inspirer les fondateurs d’une revue française qui constituera un tournant dans la manière d’envisager l’histoire : les Annales d’histoire économique et sociale (plus sobrement appelées : les Annales).

 

C’est le grand médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) qui l’a écrit, dans un article consacré à l’histoire de la revue qu’il a lui-même dirigée, bien des années plus tard.

 

Il est significatif de considérer les objets d’étude de ces « nouveaux historiens ».

 

L’un des fondateurs des Annales, Lucien Febvre, écrit Le problème de l’incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais.

 

Quel rapport les hommes et les femmes du XVIe siècle entretenaient à la religion ? Quels éléments nous permettent de savoir s’ils croyaient ou non en dieu ? L’époque était à l’inquisition la plus féroce. Quelles traces (quelles imprudentes preuves, donc) ont pu laisser d’éventuels incroyants de leur absence de foi ?

 

Lucien Febvre écrit son livre en 1942 comme un moyen de problématiser le phénomène religieux, le nationalisme en étant un avatar moderne à abattre, a fortiori sous la forme du fascisme, du nazisme ou du pétainisme.

 

S’inspirant de ces questionnements, un autre historien se demandera, bien plus tard, si les Grecs ont cru à leurs mythes (Paul Veyne, 1984).

 

Un an plus tard, l’historien belge Jean Stengers écrit un livre érudit sur l’histoire de la masturbation (Histoire d’une grande peur. La masturbation, 1985).

 

En écho à un exergue précédent (Renan, à propos de l’oubli nécessaire à la création d’une identité nationale), je mentionne encore, parmi tant et tant d’études passionnantes, le travail d’une historienne relatif à l’oubli des morts, de la violence et des guerres imposé aux Athéniens de l’époque de la guerre civile de -404 (Nicole Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, 1997).

 

Les sujets d’études de Jacques Le Goff sont aussi significatifs. Grand défenseur d’une histoire des mentalités, ses sujets d’études sont : les symboles, les rêves, les images, l’alimentation, les vêtements, le temps…

 

Un autre enjeu démocratique important pour ces historiens est d’ouvrir les questions posées par leur pratique (en tant que discipline scientifique) au plus grand nombre. Par esprit citoyen. Pour contrer leur instrumentalisation et les mortelles dérives de leurs usages fallacieux.

 

On en passe donc d’abord par des revues. Puis par la radio. Plus tard, par la télévision.

 

De 1968 à sa mort, Le Goff, bientôt rejoint par d’autres (dont la formidable Michèle Perrot), anime l’émission hebdomadaire Les lundis de l’histoire, sur France Culture. Son ambition était d’ouvrir les enjeux des méthodes historiques actuelles au plus grand nombre.

L’histoire telle qu’elle m’a été enseignée était plus ouvertement marxisante. Il s’agissait de considérer l’histoire longue des institutions et, surtout, de l’économie. C’est du moins le souvenir que j’en garde.

 

Elle était rivée sur le document et sa critique, cette histoire. Dans nos travaux écrits, les notes de bas de page occupaient tout l’espace, laissant peu de chance à un récit entraînant de s’installer.

 

Quel était mon état d’esprit à telle période de ma vie ? Quels étaient mes goûts ? Mes aspirations ? Mes valeurs ? Mes croyances ? Il m’est souvent difficile de m’en souvenir. Et voilà que des historiens font métiers de poser ces questions aux sociétés passées. Étrange et vertigineuse ambition. Mais quelle serait notre compréhension du passé sans ce travail. Il faudrait se satisfaire de la chronique des cours et des guerres que les pouvoirs se mènent, au dépend de la masse populaire dont on ne saurait rien des aspirations, de la sensibilité,… Cette « histoire bataille » (mais s’agit-il même d’histoire ?), on le sait, n’en finit pas de ressurgir dans la bouche des nostalgiques du passé et des pouvoirs anciens.

 

Un des derniers ouvrages consultés avant de conclure mon mémoire fut la remarquable thèse de Michel Colardelle intitulée Les chevaliers de l’an mil au lac de Paladru (1993). On se souviendra du passage du film de Resnais, cruel et affectueux à cet égard, sorti ces années-là.

 

Après m’être intéressé à la notion de pudeur, ne pouvant faire un mémoire sur les larmes au Moyen-Âge, un ouvrage sur le sujet étant alors en préparation, j’ai finalement rendu un travail intitulé : Le toucher au XIIe siècle : à travers les oeuvres de Chrétien de Troyes, Thomas, Beroul et Marie de France.

 

Cette effroyable révélation clôt cette première série de petits textes consacrés à l’histoire de l’histoire.

 

Bon début d’été à vous,

 

Je vous embrasse,

 

Renaud

Un lundi sur deux, Renaud Van Camp publie ici un texte original en lien direct ou indirect avec le travail en cours sur le spectacle Maria et les oiseaux (histoires de Belgique) (création 24-25).