Truffaut ou les trains dans la nuit

Critique intransigeant, polémiste à ses heures, cinéaste de renom de la Nouvelle Vague française, scénariste habile, comédien ponctuel (dans ses propres films ou ceux d’autres réalisateurs), producteur avisé (Les Films du Carrosse), intarissable lecteur, François Truffaut (1932-1984) a sans conteste vécu pour et par le cinéma comme on entre en religion : de manière intense, totale, mais aussi lucide. 

Son œuvre et sa vie sont intimement mêlées. Chacun de ses 21 longs métrages (et de ses deux courts métrages) raconte une part de lui, un aspect de sa personnalité, de ce qu’il pense, sent, ressent, ou voit. Des 400 coups (1959) à Vivement dimanche (1983), en passant par Jules et Jim (1962), Baisers volés (1968), Les Deux Anglaises et le Continent (1971) ou Le Dernier métro (1980) son œuvre aborde ce qu’il traverse, frémit de ses passions, de ses amours, de ses déboires et ses joies – et inversement. Chaque tournage et chaque sortie de film est pour lui une aventure qui se répercute intimement de manière profonde. Existence et création s’imbriquent si bien qu’il est vain et sans doute inutile d’essayer les opposer l’une à l’autre.  

En 1984, à sa mort, Serge Toubiana et Alain Bergala donnent pour titre au numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré à l’auteur de La peau douce (1964), La mariée était en noir (1967), L’histoire d’Adèle H (1974) et L’Argent de poche (1976), « Le roman de François Truffaut » précisément pour cette raison. Dans les témoignages recueillis dans cet ouvrage, on ne sait « jamais si ce sont les films qui ressemblent à sa vie ou sa vie au roman de ses films ». Si dans La nuit américaine (1973), Truffaut fait dire au personnage qu’il joue lui-même en s’adressant – abîme référentiel virtuose et clin d’œil émouvant – à son acteur Alphonse /Jean Pierre Léaud : « les films sont plus harmonieux que la vie, il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort, les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit… les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma », ce n’est pas pour rien. Mille exemples abondent dans ce sens, dans Tirez sur le pianiste (1960), Fahrenheit 451 (1966), La sirène du Mississippi (1969), L’Enfant sauvage (1969), Domicile conjugal (1970), Une Belle fille comme moi (1972), La chambre verte (1978), L’amour en fuite (1979) ou encore dans le formidable L’homme qui aimait les femmes (1977). Cette liste témoigne aussi, l’air de rien, de cet amour inconditionnel du cinéaste pour les auteurs, et les auteurs de romans en particulier. Ses adaptations des livres d’Henri Pierre Roché, de David Goodis ou William Irish sont pourtant la partie immergée de l’iceberg de sa passion pour les textes, qui allait de Balzac à Jean Genet – en qui il se reconnaissait, soit dit en passant, à plus d’un titre.

D’une enfance rude et brutale (comme Genet) qui fit de lui un presque délinquant (il a passé quelques temps dans un centre de redressement), à tout le moins un écorché vif, il a, par ailleurs, gardé toute sa vie l’esprit de révolte, et un désir profond de ne pas se laisser embrigader dans un monde d’adulte qui n’est composé que de contraintes, brimades, dépendance. 

Sa carrière dans le cinéma commence par la critique, sous l’égide d’André Bazin, et de manière fulgurante, suite à la sortie de son article le plus connu « Une certaine tendance du cinéma français ». Puis elle décolle avec le succès de son premier long métrage, Les 400 coups, pour connaître ensuite des hauts et des bas, réussites internationales fulgurantes ou échecs teintés d’amertumes. Parmi tous ses films ceux qui concernent le « cycle Doinel » du nom de ce personnage phare incarné par Jean-Pierre Léaud sont sans doute les plus connus. La singularité de cette série, l’attachement que l’on peut avoir pour ce personnage complexe n’y sont y évidemment pas étrangers, et en font des films à la modernité indémodable. Mais il ne faut pas longtemps se pencher sur la filmographie de Truffaut pour en découvrir par ailleurs toutes les autres richesses, qu’elles soient formelles ou de fonds. Il y a, notamment, cette manière d’aimer, à l’écran comme à la vie, les actrices et les acteurs – Jean Pierre Léaud bien sûr, mais aussi Jeanne Moreau, Catherine Deneuve ou encore Fanny Ardant et Gérard Depardieu, réunis dans La femme d’à côté. Il y a aussi, qui jaillit comme une éclaircie, cette subtile et permanente remise en cause de l’ordre tel qu’il va, de l’évidence qu’on n’interroge parfois plus. L’air de rien, en profondeur, à fleur de peau, au gré des situations et de la narration, les personnages de Truffaut, les sujets qu’il aborde, invitent à déplacer notre regard, à faire un pas de côté et à se questionner tout en subtilité et en douceur. Il faut, bien sûr, pouvoir aimer Truffaut. Mais ce n’est pas bien compliqué.    

TD.  

Le roman d’Antoine Doinel, d’après cinq films de François Truffaut, sera créé le 24 septembre prochain au Théâtre Varia.